La musique a toujours accompagné le cinéma, peut-être pour étouffer le bruit des projecteurs dans la salle, mais surtout pour donner du sens aux images muettes qui s'agitaient sur l'écran du cinéma d'antan. La sonorisation du cinéma passa d'abord par la musique avant la parole et le bruitage... mais les relations entre le cinéma et la musique sont plus complexes qu'il ne parait. La médiathèque du PHARE met en exergue une abondante sélection de films où la musique prend toute son importance.
"Dès les temps héroïques, on
s'est efforcé d'affranchir le cinéma de son silence inné"
écrit Kracauer dans sa "Théorie du film". On a oublié
aujourd'hui l'expérience de l'image muette, animée sur un écran de
toile, depuis les baraques foraines au temps des Frères Lumières
jusqu'aux luxueuses salles de l'âge d'or du cinéma muet. Certes un
bonimenteur pouvait commenter en public les images, on se livra à
des tentatives de sonorisation via des enregistrements
phonographiques plus ou moins synchronisés, mais le plus souvent un
pianiste accompagnait le film, en improvisant ses thèmes en fonction
du déroulement de l'intrigue. Les oeuvres (et les salles) les plus prestigieuses se voyaient doté d'une orchestration complète. On comprit rapidement que la musique
renforçait l'efficacité de l'image, mais comment ?
Pour rendre le spectateur totalement disponible aux images projetées sur l'écran, il faut abolir la distance qui le sépare de ces spectres animés du monde réel. Il y avait sans doute un paradoxe, ou une ironie sous-jacente, à accompagner le défilement des ombres cinématographiques, parfois dramatiques, tragiques, angoissante, d'une mélodie quelque peu stéréotypée, de relevant de l' easy listening, analogue à la musique lénifiante de bar ou de restaurant, de celle qui veille à ne pas interrompre les conversations. L'intention musicale au cinéma est cependant toute autre, elle vise à l'immersion, à plonger le spectateur dans l'intrigue, en se faisant l'exact contrepoint des émotions que l'image devrait susciter. Dans ses formes les plus abouties, la sonorisation du film muet réintroduisait le bruitage par la musique : les compositions de Edmund Meisel pour "le Cuirassé Potemkine" de Eisenstein, en 1925 en témoignent.
La
musique cinématographique commente le film, "elle
reformule dans son langage propre, certaines atmosphères, tendances
ou significations des images qu'il accompagnent".
Tout spectateur garde en mémoire les leitmotivs exotiques qui
accompagnent - dans les westerns ou les films d'aventures - la
confrontation du héros occidental avec le monde extérieur, hostile,
des indigènes. Le spectateur de film noir prend conscience des
moments décisifs de l'intrigue, sans même interpréter
immédiatement l'image, par l'accentuation musicale qui l'accompagne.
La musique renforce l'aspect matériel des thèmes visuel parfois au
delà de toute vraisemblance, comme dans les documentaires animaliers
de Walt Disney. Mais la musique agit aussi en contrepoint, par
contraste et parfois le musicien se tait pour plus d'efficacité :
le silence alourdit, par contraste, le suspense ou l'épisode
dramatique et la dissonance glace d'effroi, en théâtralisant la
tragédie.
Gene Kelly - Singing in the rain |
Le mariage entre la musique et le cinéma a une histoire, ses
techniques, ses acteurs et ses maîtres d'oeuvre... elle a été
fructueuse à la fois pour le cinéma, qu'elle rend vivant, et pour
la musique, qui s'ouvre, particulièrement depuis la sonorisation du
film, à des horizons nouveaux. La composition musicale pour le
cinéma devient un genre spécifique qui a contribué à renouveler
la musique symphonique, à l'âge d'or du cinéma hollywoodien ; Par
ailleurs, la musique classique fut largement utilisée, parfois à
très bon escient, avec la collaboration active des compositeurs,
mais aussi en courant le risque d'un dévoiement commercial. Tel
spectateur mélomane, critique de cinéma, fut horrifié en voyant le
"Fantasia", dans les années 1940, de Walt Disney: jamais
plus il ne pourrait assister à une représentation de "l'apprenti
sorcier" de Dukas sans l'associer à ...Mickey. Pouvons nous,
cinéphiles, écouter les valses de Strauss, sans penser au ballet
orbital des stations spatiales de Kubrick ? Pouvons-nous écouter la
chevauchée des Walkyries sans bombarder - en imagination - le
Vietnam ?
la sélection du PHARE
La musique (de film) existe donc souvent avant le tournage, elle
existe aussi après, gagnant une autre vie et commercialisée comme
"la bande sonore originale" du film à succès. Quels sont
les rapports complexes entre le musicien et le cinéaste ?
Pour tenter de répondre à cette question, la
médiathèque d'Uccle - le PHARE - offre une sélection
de films
- où s'illustre remarquablement l'apport de la musique, non pas
seulement comme accompagnement - ce qui est le cas de la quasi
totalité des films - mais comme élément essentiel de l'oeuvre
cinématographique soit à travers la création musicale
intentionnelle (ici s'ouvre la question des rapports, parfois
difficiles, entre cinéastes, producteurs et compositeurs) soit à
travers l'usage, parfois très créatrice, de musiques préexistantes,
usage qui leur donne parfois une seconde vie, mais au risque de
"trahir" le compositeur. La musique est parfois une
composante du scénario en jouant un rôle précis dans le récit ;
elle est souvent le thème central du film - on parcourt ici les
diverses variantes, allant du biopic de compositeur ou de chanteur, à
la comédie musicale où à l'opéra filmé... Le jazz et la musique
contemporaine (rock, pop, et musique populaire) sont naturellement
très présents dans le cinéma d'aujourd'hui. On peut examiner à
part l'usage de la musique d'avant-garde - sérielle, atonale,
dodécaphonique, concrète ou électronique - dans le cinéma
expérimental.
Deux ouvrages de
la bibliothèque complètent le parcours :
Musique et cinéma : le mariage du siècle ? / sous la
direction de N. T. Binh - éd. Acte Sud - N° 103399 - CR : 780:791.4
MUS -
Ce livre richement illustré interroge l'identité propre de la
musique de film et propose des réponses spécifiques en s'adressant
aussi bien aux cinéphiles qu'aux mélomanes; Préface par le
compositeur Alexandre Desplant et enrichi d'entretiens indéits avec
des musiciens, des cinéastes et des professionnels, l'ouvrage réunit
les meilleurs spécialistes sur le sujet.
Théorie du film : rédemption de la réalité matérielle /
Siegfried Kracauer. - éd Flammarion, 2010 -
n° 98414 - 791 KRA t
Philosophe, romancier, journaliste et historien, issu de la
République de Weimar, et proche de l'école de Francfort, Kracauer
fut également un critique et théoricien reconnu du cinéma. Dans
son ouvrage de synthèse, écrit en 1947, il élabore une esthétique
matérielle du cinéma et consacre un important chapitre à la
musique de film.
sites web
sur le site de Point culture, une page sur "musique classique et
cinéma", un parcours thématique allant du muet jusqu'aux sons
Dolby, répartis en séquences chronologiques et thématiques
- les musiques de film - en support audio - sont répertoriés : http://pointculture.be/ecouter/musique-de-films/
ailleurs
- histoire de la musique du cinéma, sur pianoweb
Je retiens ici,
c'est un choix tout personnel, quelques oeuvres marquantes associant
musique et cinéma.
-
Le cuirassé
Potemkine - VX1894
- musique de E. Meisel
Ce chef d'oeuvre de Eisenstein bénéficia de l'accompagnement
musical du compositeur autrichien Edmund Meisel lors de sa sortie en
Allemagne en 1925. Mais l'histoire de la sonorisation de ce film, qui
subit la censure en Allemagne, est complexe dans la mesure où les
enregistrements originaux furent perdus et le film n'a pu être
restauré - dans sa sonorisation des années 1930 (interdite par la
suite par les nazis) - qu'à la faveur de la redécouverte des
disques à aiguille destinées à la synchronisation... en URSS, le
film fut diffusé par le studio Mosfilm dans une nouvelle version
avec une musique composée par Nicolaï Krioukov, qui sera exportée
en de nombreux pays. De même, toujours en Russie, le film circula
avec un accompagnement musical constituées d'extraits d'oeuvres de
Chostakovitch. La partition de Meisel - dans ses différentes version
et reprises - est considérée comme l'original, et se rapprochant le
plus des intentions initiales du film : elle fut exécutée en
étroite collaboration avec le théâtre Piscator et bénéficia de
critiques fort contrastées, souvent très élogieuses mais parfois
plus nuancées, voire désapprobatrices en raison des innovations
audacieuses pour l'époque, en particulier l'usage délibéré du
bruitage, des rythmes et des dissonances pour rendre compte des
scènes de machine, de combat et du fameux massacre de l'escalier
d'Odessa.
voir Thomas Tode, "un film peut en cacher un autre : à propos des différentes versions du Cuirassé Potemkine et de la réapparition de la mise en musique d'Edmund Meisel"; 1985 Mille huit cent quatre-vingt-quinze, 47/2007 - consulté le 09 avril 2014
-
le chanteur de Jazz (Al Jolson)
- premier film parlant (et chantant) - VC0889
Ce film musical américain d'Alan
Crosland sorti en 1927 est considéré comme le premier film parlant,
plusieurs scènes chantées et quelques dialogues étant insérées
au milieu des scènes muettes (qui restent cependant les plus
nombreuses).
C'est une version cinématographique de
la pièce de Samson Raphaelson , qui relate l'histoire d'un chanteur, fils d'une famille juive traditionnelle, réprouvé parce qu'il se livre à la chanson de cabaret. La sonorisation par le procédé Vitaphone de la Warner Bros avait été expérimenté à de nombreuses reprises pour des courts métrages et des films sonores mais Le Chanteur de jazz inclut pour la première fois des dialogues synchronisés à l'image. Et c'est par le biais de la comédie musicale que le cinéma entre dans sa nouvelel dimension : cela montre aussi le lien qui va exister entre Broadway et Hollywood pendant plusieurs décennies.
- M
le maudit de Fritz Lang (1931) - VX1942 -
Il
s'agit du premier film parlant de Fritz
Lang et c'est un leitmotiv musical qui hante l'esprit du
spectateur. La présence du meurtrier pédophile (interprété par
Peter Lorre) est soulignée par un extrait de la suite du peer Gynt
de E. Grieg ("Dans l'antre du roi de la montagne") sifflée
de manière obsessionnelle par le criminel. L'utilisation du
leitmotiv musical est
encore une nouveauté en 1931. Il
ne sert pas seulement à créer une ambiance mais a une finalité
scénaristique
précise : en premier lieu il exacerbe le suspense en signifiant la
présence, hors champ, de l'assassin mais constitue la clef du
dénouement : un marchand de ballon aveugle reconnaît le tueur,
recherché en vain par la police, grâce
à la chanson qu'il siffle.
-
Prova d'orchestra, de Fellini (1978) - VR1505
Si la musique est présente dans ce film, c'est en tant que production sociale. Une équipe de
télévision filme les répétitions d'un orchestre symphonique et
interviewe les musiciens qui confient au reporter, qu'on ne verra
jamais, leur point de vue subjectif, et marqué par un individualisme
exacerbé, sur leur rôle dans l'orchestre. Le chef d'orchestre
arrive, la répétition commence mais son autoritarisme suscite la
rébellion parmi les musiciens qui se comportent plus en salariés
syndicalistes qu'en artistes préoccupés par l'oeuvre qu'ils
interprètent. Métaphore d'une certaine déliquescence sociale,
Prova d'orchestra interroge d'une manière ironique et critique les
rapports à l'autorité, l'individualisme et les attitudes
anarchisantes. On pourrait y voir un bilan négatif de la génération
68 mais aussi une peinture désenchantée d'une utopie : celle d'une
créativité spontanée, d'une révolte artistique (fluxus ou les
situationnistes ne sont pas loin) interrompue brutalement par la
démolition de la salle de répétition - métaphore de la crise
économique ? - et aboutissant à la soumission finale des rebelles.
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